HLP - La question d'interprétation

« Question d’interprétation »


L’esprit de l’exercice

            C’est la première des deux questions et quel que soit le versant auquel elle se rapporte (interprétation « littéraire » ou « philosophique ») elle reste avant tout une question de compréhension du texte, non de réflexion autour du texte. Autrement dit, votre principal objectif, ici, est de rendre justice au propos de l’auteur, soit en vous intéressant plus spécifiquement à son style et à ses moyens grammaticaux ou rhétoriques (côté « littéraire »), soit en vous intéressant plus particulièrement à sa démarche intellectuelle et à son argumentation (côté « philosophique »). Les deux versants se touchent bien souvent : pour bien argumenter (côté « philosophique ») il faut bien s’exprimer (côté « littéraire »). Mais à l’arrivée, une différence doit rester dans votre esprit : en philosophie, c’est l’idée en tant que telle qui intéresse (pourquoi ce que dit l’auteur est nouveau ?), en littérature, c’est plus volontiers l’expression en tant que telle qui intéresse (pourquoi la manière de dire de l’auteur est nouvelle ?).

            Compréhension du texte, et non réflexion autour du texte : travail d’accueil et de modestie d’abord. Un texte, il faut en rappeler l’importance, en ranimer la force : devant vous, il se présente d’abord comme compliqué, âgé (la plupart sont des textes anciens), peut-être vieillot. Votre premier effort est d’en montrer, au contraire, le caractère extraordinaire, comme s’il avait été écrit ce matin même. Pour cela, votre principale démarche doit être de forcer l’étonnement. Un auteur n’écrit pas pour rien : ce qu’il a à dire, il estime qu’on ne l’a jamais dit. Ou pas assez dit. Ou pas dit ainsi. Vous devez le comprendre et témoigner pour lui : oui, ce qu’il y a d’écrit, là, devant moi, est original. Il faut vous réveiller devant un texte (vous en étonner) afin de réveiller le texte lui-même (et bien l’expliquer).

            Pour forcer l’étonnement devant un texte, une astuce, une sorte de « truc » : démarquer une thèse. Une idée n’a rien d’intéressant si elle n’est pas confrontée à d’autres. Pour comprendre ce qu’il y a de passionnant et de curieux dans la croyance en Dieu, considérez là du point de vue de l’incroyance : dans ce décalage apparaît la nouveauté. L’inverse marche aussi : du point de vue de la croyance, l’incroyance obtient soudain son caractère différent et intéressant. Politiquement : la gauche vue de droite, la droite vue de gauche. Philosophiquement : entre Montaigne, qui considère (pour le dire très vite) que la frontière entre l’homme et l’animal est très faible, et Descartes qui pense (à peu près) que la frontière est au contraire très forte, le contraste est frappant. C’est comme cela que l’on réveille un texte : en suggérant le contre-texte, c’est-à-dire les thèses opposées, les thèses différentes. Surtout, les thèses qu’en général nous attendions de lire. « Alors que nous pensons en général que [c’est ce qu’on appelle la doxa : l’opinion courante] les animaux sont différents de l’homme, Montaigne estime au contraire que… »

La méthode

            Il ne s’agit pas d’une explication intégrale du texte (contrairement aux exercices de Français ou de Philosophie). Il s’agit d’abord et avant tout d’une perspective prise sur le texte : une sorte de coupe, à travers elle. Vous n’êtes donc pas obligés d’être tout à fait linéaire : toute bonne explication se doit de réorganiser le texte, de le simplifier, de le recomposer en vue de l’expliquer. Par exemple, si vous remarquez qu’un texte se résume, très généralement, à une opposition simple, par exemple entre l’homme et l’animal, vous pouvez partir de cette opposition. Elle traverse tout le texte : elle est donc à indiquer d’abord. Ensuite, vous pourrez peu à peu rapporter, linéairement, les différents éléments du texte.

            N’oubliez pas que votre travail se proposer d’être à la fois respectueux (vous témoignez des thèses du texte) et actif, entreprenant : vous êtes là pour classer les idées, pour étiqueter les aspects, pour nommer des choses qui ne le sont pas assez, pour indiquer la démarche de l’auteur, etc.


Exemple corrigé (à partir du texte de Regis Debray)

    Dans ce texte de Régis Debray, extrait de Dialogues du médiologue (2001) [On rappelle le nom de l’auteur et du titre : dans une « question d’interprétation », il faut toujours supposer que l’on présente le texte à quelqu’un qui ne le connaîtrait pas du tout], l’auteur estime que nous vivons un changement technologique qui a pour conséquence un changement pour notre mentalité ou notre sensibilité. C’est cette répercussion, de la technologie à nos comportements, qui l’intéresse plus particulièrement. Pour bien la saisir et en présenter tous les aspects, l’auteur articule sa réflexion autour d’une opposition, qui traverse tout le texte. [Le premier paragraphe sert à bien fixer l’angle de votre approche. D’une part, vous résumez rapidement la démarche de l’auteur. Mais, d’autre part, vous ne faites encore qu’annoncer votre explication. Toute introduction ressemble à une bande-annonce de film : elle dit tout, sans tout dire. Elle installe le cadre, l’ambiance, mais elle ménage du suspens. Néanmoins, une chose est sûre : votre lecteur doit quitter le premier paragraphe rassuré. Il faut qu’il se sente bien guidé, et qu’il devine que votre propos sera maitrisé : vous savez où vous allez.]

    Cette opposition apparaît d’emblée, ligne 1 à 2 [on cite dès qu’on le peut les lignes]. En passant des techniques traditionnelles aux « nouvelles technologies » [on cite dès qu’on le peut les expressions de l’auteur], les individus ont changé de rapport à l’espace et au temps. Dans le monde de l’ancienne technique (on peut penser aux siècles précédents, lorsque les moyens de locomotion et de communication étaient très lents : lettres écrites, plutôt que SMS, cheval, plutôt qu’avion, etc.) [C’est un point très important : un auteur n’illustre pas toujours ses arguments, et il n’explique pas toujours ses exemples. C’est là votre rôle ! Vous devez combler ce que l’auteur ne précise pas. Un auteur ne peut pas tout dire : il doit aller à l’essentiel, il doit convaincre, et il suppose que vous comprenez sans avoir besoin de tout dire. C’est à vous de colmater les petits trous du texte.], les individus occupaient facilement le temps mais plus difficilement l’espace. A l’inverse, écrit l’auteur, les nouvelles technologies nous pousseraient à « saturer » l’espace, mais à « déserter » le temps (ligne 2). Autrement dit, notre génération se rapporterait aisément à l’espace, parce que la communication entre individu est facilitée (grâce à internet et à l’avion, par exemple), mais plus difficilement au temps. Si les raisons de ce changement ne sont pas données d’entrée de jeu (il faudra le reste du texte pour expliquer pourquoi ce basculement a lieu), nous pouvons néanmoins noter dès à présent que c’est cette opposition qui se retrouve d’un bout à l’autre du texte : opposition entre technique ancienne et technologie nouvelle, opposition entre le temps et l’espace, et donc opposition entre deux manières de vivre : l’une (l’ancienne) plus axée sur le temps que l’espace, l’autre (moderne) plus concernée par l’espace que le temps.

            [Notez bien que la question d’interprétation, ici, ne porte pas tant sur les thèses de l’auteur que sur sa démarche. Il vous importe moins ici d’expliquer les thèses, que d’exposer la manière ou les solutions que met en place l’auteur pour présenter ses thèses. Vous pouvez donc vous occuper un tout petit peu plus – pour le dire vite – de la forme que du fond.]

            Le raisonnement de l’auteur va donc constituer une série de variations autour de cette opposition première. Et l’on devine que c’est à force de variations que le lecteur sera convaincu ou non par la validité de la thèse de Régis Debray. On pourrait ainsi lister les étapes suivantes : dans un premier temps, de la ligne 2 à 8, l’auteur répète cette opposition en l’incarnant, si l’on peut dire, à travers deux personnages : d’une part, le « speedé » de l’an 2 000 (où l’on peut reconnaître le jeune homme ou la jeune femme des générations récentes), dont le rythme de vie est pressé (perte du temps), mais dont le périmètre ou l’amplitude de rayonnement (l’auteur écrit : la « zone de déplacement utile », ligne 4) est très grande (gain de l’espace). D’autre part, le « villageois de 1850 » qui, à l’inverse, se déplaçait peu (perte de l’espace), mais se rapportait à un temps plus long. [N’oubliez pas que, paradoxalement, une explication fidèle et respectueuse du texte doit aussi passer par un peu de violence : c’est à vous de repérer les lignes de force du texte, de deviner en-dessous des phrases des oppositions simples, afin d’agencer les choses plus clairement. Toute explication est un peu une réécriture. Il s’agit de schématiser. De ramener toutes ces lignes complexes à des structures simples. Ici, c’est le chiffre 2 : une chose d’une part, l’inverse de l’autre, etc.]

            Après avoir donné à son opposition première une incarnation personnelle, l’auteur va multiplier les reformulations à travers plusieurs aspects. La thèse reste la même : ce que nous avons perdu d’un côté (le temps), nous l’avons gagné d’un autre (l’espace). A cette inversion dans le rapport au monde correspond une inversion de personnalité : de la personnage âgée (« papy ») au jeune (« bambin »). D’une activité lente ou calme (celle du villageois de 1850) à une activité frénétique et dispersée (le « speedé » de l’an 2000).

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